Les travailleurs vénézuéliens disent «leur vérité» Des syndicalistes du secteur pétrolier racontent leur combat pour «socialiser» l’or noir.
Le Courrier Paru le : 8 avril 2003
Deux mois après la fin de la «grève» décrétée par le patronat et la direction de la principale centrale syndicale, le Venezuela a retrouvé le calme. L’industrie pétrolière, durement touchée pendant la crise, fonctionne à nouveau normalement. Donnant de l’air au président Hugo Chavez, bien décidé à poursuivre sa politique. La venue simultanée à Genève d’une délégation syndicale et de la ministre du Travail du Venezuela nous donne l’occasion de revenir sur un conflit social mal compris à l’étranger. Et de tracer quelques perspectives pour le projet «bolivarien» du président Chavez.
PROPOS RECUEILLIS PAR BENITO PEREZ
«L’immense majorité des travailleurs vénézuéliens du pétrole n’ont jamais participé à la grève appelée en décembre 2002 par la haute hiérarchie de PDVSA.» Cette déclaration n’a pas été faite par un militant «chaviste» ou par un haut dignitaire de l’Etat vénézuélien. Elle est tirée d’un communiqué de presse conjoint des trois fédérations syndicales actives dans l’entreprise publique Petroleos de Venezuela (PDVSA). Unies comme rarement auparavant, des délégations de FEDEPETROL, FETRAHIDROCARBUROS et SINUTRAPETROL sont venues porter ce message à Genève, fin mars, lors du conseil d’administration de l’Organisation internationale du travail (OIT). Cette initiative syndicale visait principalement à contrecarrer la plainte déposée contre le Venezuela auprès de l’OIT par une certaine organisation «Gens du pétrole». Celle-ci, au dire des trois fédérations, ne représenterait que des cadres de PDVSA hostiles aux syndicats et usurperait ainsi son statut de représentant des travailleurs. Mais au-delà de la cuisine interne de l’OIT, la venue massive de représentants syndicaux à Genève traduit la frustration de nombreux travailleurs vénézuéliens d’avoir été, deux mois durant, les otages bâillonnés d’une opération politico-médiatique dévastatrice. Elle souligne aussi leur fierté d’en être sortis renforcés. Rencontre avec Rafael Rosales et Felix Roque Rivero, respectivement président et secrétaire général de FEDEPETROL, principal regroupement syndical du secteur avec 62 organisations membres comptant plus de 30 000 affiliés.
Le Courrier: Que s’est-il passé en décembre et janvier dernier au Venezuela? Etait-ce réellement une grève? Rafael Rosales: Ce qui s’est produit en décembre et janvier n’était autre que la poursuite du coup d’Etat manqué du 11 avril (2002, ndlr). Les mêmes personnes ont tenté de prendre le pouvoir mais par d’autres moyens. En partie, ils sont parvenus à leur fin, en paralysant partiellement la production pétrolière. »Mais ils n’avaient pas prévu le comportement héroïque des travailleurs du pétrole. La quasi-totalité des salariés de base, soit les techniciens de terrain, et une partie des cadres sont restés au travail et sont parvenus à maintenir à flots la production au service du peuple vénézuélien. Ainsi, deux mois plus tard, on peut dire que l’industrie pétrolière produit à nouveau 3,2 millions de barils par jours. Et cela malgré que 14 000 salariés (sur 50 000 qu’emploie directement ou en sous-traitance PDVSA, ndlr) demeurent hors de la production. »Il faut être clair: l’appel à la grève a été lancé par FEDECAMERAS (le lobby patronal, ndlr) et aucune des trois centrales syndicales pétrolières ne l’a soutenu. Ce mouvement n’a jamais eu de contenu social, aucune revendication syndicale n’a jamais été posée. En avril-mai 2002, nous avions exposé des revendications et obtenu satisfaction. Il y a six mois, nous avons signé une nouvelle convention collective comprenant des améliorations, sans même, pour la première fois de l’histoire, avoir besoin de faire grève! 90% de nos affiliés ont plébiscité le résultat de ces négociations. Dès lors, quand est arrivé le 2 décembre (date du début de la grève, ndlr), notre comité directeur a décidé à l’unanimité de ne pas s’associer à cette action purement politique.
Concrètement, qui sont ces 14 000 salariés qui ont cessé le travail? Felix Roque Rivero: A 80% ce sont des cadres de la haute hiérarchie, ce que nous appelons la bureaucratie gestionnaire, les patrons. R. R.: Ces gestionnaires sont ceux qui ont toujours piétiné nos droits, qui s’opposaient systématiquement à nos revendications. »Malheureusement, quelque 2500 ouvriers ont été entraînés dans cette grève, dont certains sont liés à FEDEPETROL. Ma foi, nous sommes dans un pays démocratique et diverses tendances politiques coexistent au sein de notre fédération. »Quoi qu’il en soit, nous avons proposé et obtenu la création d’une commission de révision des licenciements prononcés contre les grévistes. Elle commencera son travail ces prochains jours.
Pourquoi n’a-t-on pas entendu votre voix, votre version des faits durant la grève? R. R.: Nous avons essayé de la faire entendre. Malheureusement, dès que vos collègues vénézuéliens entendent une version qui va à l’encontre de leurs attentes, ils taxent leur interlocuteur de «chaviste» et se détournent... Or notre organisation est indépendante de tout courant politique. F. R. R.: Si nous sommes à Genève, c’est justement pour faire entendre la vérité des travailleurs du pétrole. Dire qu’ils ont sauvé cette industrie, et par conséquent l’économie du pays. Faire savoir qu’une nouvelle façon de gérer une entreprise comme PDVSA est en train d’être inventée par les travailleurs.
La production pétrolière est remontée à son niveau d’avant décembre. Comment y êtes-vous parvenu sans le concours des cadres grévistes? F. R. R.: En faisant redémarrer la production, les travailleurs ont justement prouvé que cette méritocratie qui s’était installée au sommet de PDVSA, cette «mythocratie» qui se disait indispensable ne l’est pas tant que ça... Ces hauts gestionnaires qui avaient constitué, sur le dos de l’entreprise, leur caisse noire, sont maintenant démasqués. »Aujourd’hui, si l’entreprise fonctionne à nouveau, elle le doit au travail de ses employés. Ça n’a pas été facile, car il y a eu des actes de sabotage, les codes d’accès ont été changés, on a volé des clés, cassé des signalisations et des turbines, trafiqué les systèmes informatiques, endommagé des kilomètres de conduites, notamment de gaz. Mais, à PDVSA, les travailleurs de base sont aussi des techniciens, ce sont eux qui ont toujours été au front, qui savent faire fonctionner les installations. Avec l’aide de retraités, qui ne voulaient pas laisser détruire l’œuvre de leur vie et qui ont remis, à 65, 70 voire 75 ans, leur uniforme, ils ont pu faire redémarrer les installations. En plus de ce travail, ils appris à gérer l’entreprise, à remplacer les administrateurs.
«Socialiser» le pétrole
En tant qu’organisation syndicale, comment voyez-vous la «révolution bolivarienne» impulsée par Hugo Chavez? R. R.: FEDEPETROL est une organisation essentiellement corporatiste et pluraliste. Nous respectons l’ordre et la légalité constitutionnels. Evidemment, nous travaillons dans la principale industrie du pays, qui représente 75% du PIB vénézuélien, et l’Etat est l’actionnaire unique de PDVSA. En ce sens, et pour faire valoir les droits des travailleurs de l’entreprise, nous nous devons de maintenir des liens stratégiques avec lui. »Ce que je peux dire vis-à-vis de ce gouvernement, c’est qu’il s’est toujours montré ouvert à nos demandes. Nous le voyons comme un gouvernement des travailleurs. Des représentants ouvriers ont été intégrés à la nouvelle direction de PDVSA par le président. C’est une décision qui va dans le sens d’une véritable socialisation de PDVSA que nous avons toujours revendiquée. Jusqu’à la grève, cette entreprise était ce que j’appelais un Etat dans l’Etat. Il faut savoir qu’elle gère un budget 2,8 fois supérieur à celui du gouvernement. Vous pouvez imaginer les intérêts en jeu! Tant qu’elle était en mains de certains intérêts particuliers, PDVSA ne pouvait profiter à tous les Vénézuéliens. Au syndicat, nous souhaitons partager le bien-être gagné par les ouvriers du pétrole. A terme, l’entreprise pourrait soutenir la population, en étendant les coopératives de consommation des ouvriers de PDVSA au reste de la société ou en créant des centrales de micro-crédit.
Comment les travailleurs du pétrole voient-ils le projet d’Hugo Chavez de créer une entreprise pétrolière latino-américaine? R. R.: C’est une bonne question... Selon moi, dans le contexte de la globalisation, nous devons aller dans cette direction. Au niveau syndical, nous avons déjà essayé de nous donner cette identité. Nous n’y sommes pas encore parvenus, même si nous avons de très bon amis en Colombie et au Brésil. J’estime toutefois qu’il s’agit là d’un pas indispensable si nous voulons nous opposer à l’ALCA (Accord de libre-commerce des Amériques, actuellement en négociations sous la pression des Etats-Unis, ndlr). Par ailleurs, cette union des pays latino-américains est importante afin de lutter pour un maintien des prix stables et justes pour notre principale ressource nationale. Propos recueillis par BPz
«Donner du pouvoir aux pauvres» Nommée ministre du Travail en mars 2002, María Cristina Iglesias n’a pas eu droit à l’état de grâce habituellement concédé aux novices. A peine le putsch d’avril surmonté, elle a dû faire face à une «grève générale» inédite, car appelée tant par le patronat que par la principale centrale syndicale. María Cristina Iglesias en analyse les causes et explique les options socio-économiques de son gouvernement.
Le Courrier: Quelles sont les raisons de la crise sociale de décembre? María Cristina Iglesias: En réalité, la crise n’a pas débuté en décembre, mais il y a déjà plus de vingt ans. Elle trouve ses racines dans le choix d’un modèle économique erroné, qui a condamné le pays à la dépendance, à la monoculture économique du pétrole. Ce choix – partiel, car largement imposé par la distribution internationale du travail – a aggravé la sur-urbanisation du pays: 92% des Vénézuéliens vivent en ville, essentiellement au Nord-Ouest, où se trouve Caracas. De plus, le pétrole est une industrie qui ne demande que peu de main-d’œuvre, ce qui a aggravé le chômage. Ces facteurs ont mené à la création d’énormes ceintures de pauvreté autour des villes, et nous laisse en héritage 80% de la population sous le seuil de pauvreté. »Dès le début de 2002 et la mise en application de certaines réformes (pétrolières et agraires, notamment, ndlr), certains ont pris la réelle mesure du projet bolivarien, du soutien clair de la Révolution en faveur des pauvres et des travailleurs. Mais aussi en faveur des entrepreneurs qui souhaitent un développement du Venezuela ancré sur un marché interne solide et sur une production nationale diversifiée, répartie sur l’ensemble du territoire. Un développement capable de résister à l’ouragan de la globalisation. Nous devons nous décoloniser, cesser d’être uniquement exportateur de matières premières, cesser d’importer 70% de nos biens de consommation. »Cette politique, qui passe notamment par la nationalisation réelle du pétrole, heurte certains intérêts, et bien sûr ceux des roitelets qui contrôlaient PDVSA. Mais aussi ceux qui ont construit des fortunes colossales dans l’importation ou grâce à la corruption. D’où le conflit social et politique (et non pas la crise) de l’an dernier. »Mais ce conflit, ce n’est pas le gouvernement qui l’a gagné, ce sont les travailleurs, qui ont maintenu l’économie du pays en fonction, et plus largement le peuple, qui a remis Hugo Chavez au pouvoir après le putsch. Le peuple s’est approprié la Constitution et les droits qu’elle lui confère, comme il s’est approprié le pétrole de PDVSA. Un tee-shirt est très répandu aujourd’hui à Caracas, il dit: «Je suis actionnaire de PDVSA.» Ce n’est pas anodin. C’est dans le droit fil de la démocratisation du pouvoir que nous souhaitons mettre en œuvre. Non pas seulement dans le secteur pétrolier, mais dans toutes les institutions publiques. Aujourd’hui, au Venezuela, aucune loi n’est adoptée sans avoir été présentée et débattue dans des assemblées populaires, dans les quartiers, les villages, les associations. Nous cherchons ainsi à décloisonner les institutions, à informer le peuple, à lui donner le pouvoir de décider. Si l’on veut que les pauvres puissent quitter leur dénuement, il faut leur donner du pouvoir. Le pouvoir de choisir leur modèle économique, le pouvoir que confère le contrôle de son développement.
Est-ce bien réaliste de vouloir nationaliser le pétrole au niveau latino-américain, à l’heure où la puissance dominante de la région fait la guerre pour le pétrole? – Si l’on ne rêve pas un peu, il est inutile de vouloir renverser l’ordre actuel. L’intégration latino-américaine est une clé essentielle de l’espérance progressiste, et le Venezuela est prêt aux concessions qu’il faudra pour atteindre cet objectif. Bien que cette intégration ne doive pas être uniquement une convergence de gouvernements, mais populaire, culturelle, profonde, des politiques communes sont déjà possibles. Le secteur énergétique offre en ce sens un axe stratégique pour construire l’unité.
Pourquoi le Venezuela ne s’est-il pas retiré des négociations de l’ALCA, ce cheval de Troie étasunien en Amérique latine? – (Hésitation). Le Venezuela estime qu’il reste beaucoup à discuter avant d’aboutir à l’ALCA. Il faudrait notamment que nous ayons connaissance de ces documents secrets auxquels nous n’avons, nous, gouvernement, même pas accès! Mais nous devons demeurer dans les négociations. Ceux qui se retirent ont perdu. Propos recueillis par BPz